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En décembre 2023 est paru un livre qui n’a probablement pas eu la visibilité qu’il méritait, comme la plupart des ouvrages auto-édités: «The Fourth Industrial Revolution & 100 Years of AI (1950-2050)» du Dr. Alok Aggarwal. Il contient pourtant un parallèle intéressant et instructif entre les différentes révolutions industrielles qui ont transformé notre monde en profondeur depuis 300 ans:
  1. 1760-1840: la vapeur
  2. 1870-1914: l’électricité
  3. 1950-2010: l’informatique
  4. 1950-…: l’intelligence artificielle.

En voici quelques éléments, que nous trouvons intéressants pour remettre en perspective l’emballement actuel autour de l’intelligence artificielle.

1. Les huit étapes communes aux trois premières révolutions industrielles

L’auteur démontre que toutes ces révolutions industrielles passent par les mêmes huit étapes.

1.1. Une invention clé entraîne la création d’un nouveau type d’infrastructures

Pour les trois premières révolutions industrielles:

  1. C’est en 1776 que James Watt perfectionne significativement le moteur à vapeur développé initialement par Thomas Newcomen. Ce moteur se révèle si efficace qu’il est adopté dès cette époque par la plupart des industries naissantes.
  2. L’électricité suit la vapeur. En 1882, l’Edison Electric Illuminating Company commence à distribuer l’électricité à certains quartiers de New York. Mais ce n’est qu’autour de 1925 que la moitié des habitations aux États-Unis seront équipées.
  3. L’ENIAC (= Electronic Numerical Integrator And Computer), le premier transistor à base de silicone mis au point en 1946, est généralement considéré comme le composant de base des CPU et de l’électronique.
ENIAC - Image Wikimedia - The original uploader was TexadDex at English Wikipedia. Transferred from en.wikipedia to Commons by Andrei Stroe using CommonsHelper., CC BY-SA 3.0

1.2. Une invention ultérieure entraîne une «explosion cambrienne» et devient omniprésente

Le terme «cambrienne» fait ici référence à la période de l’évolution de la vie où les organismes unicellulaires ou petits se sont «soudainement» (à l’échelle géologique) développés en un grand nombre d’organismes plus grands et plus complexes. Pour les trois premières révolutions industrielles:

  1. Près de 30 ans après le moteur à vapeur de James Watt, Trevithick met au point la première locomotive à vapeur en 1804. Encore 26 ans de plus pour que Stephenson l’améliore, en 1830, et l’utilise pour le premier système ferroviaire public entre Liverpool et Manchester. La locomotive à vapeur sera suivie des bateaux à vapeur, qui sillonneront les canaux aussi bien que les mers. En parallèle, les moteurs à vapeur se répandent dans tous les secteurs et permettent, entre autres, la mécanisation des usines textiles.
  2. Les moteurs électriques seront déclinés presque à l’infini: trams et trains électriques, téléphone, télégraphe, lampe à incandescence, moteur à combustion…
  3. Impossible de citer toutes les inventions qui ont suivi les premiers pas des CPU et de l’informatique: ordinateurs mainframes ou personnels, téléphones portables, quantité d’appareils électroniques et de capteurs…

1.3. Plusieurs autres inventions indépendantes se rejoignent

Chaque révolution est marquée par plusieurs inventions clés simultanées et liées les unes aux autres, plusieurs dizaines d’années après le début de la révolution concernée. Par exemple, la troisième révolution industrielle a bénéficié des améliorations significatives apportées dans les années 1990 au système de communication sans fil initialement développé à la fin du XIXe siècle par Marconi, pour conduire aux réseaux numériques sans fil que nous connaissons actuellement.

1.4. La diffusion des inventions prend plusieurs dizaines d’années

La technologie prend pas mal de temps avant de devenir invasive. Typiquement plusieurs dizaines d’années pour les trois premières révolutions. Les principales raisons de ce délai sont:

  • La nécessité d’investissements considérables de capital. Par exemple pour construire les voies de chemin de fer, les réseaux de distribution électrique ou les réseaux de communication sans fil.
  • La nécessité d’avoir un retour sur les investissements précédents (i.e. de la révolution précédente) avant d’investir dans la suivante. Un exemple d’actualité: si je viens d’acheter une voiture thermique, je vais attendre avant de passer à l’électrique.
tableau de bord de voiture
  • L’absence de sentiment d’urgence: «If it ain’t broke, don’t fix it». Il suffit de voir le nombre d’applications développées en COBOL qui sont encore en production!
  • L’inévitable et très humaine résistance au changement du modèle économique en place. Ce qui implique la nécessité de créer de nouvelles entreprises avec un nouveau modèle économique, ce qui prend du temps.
  • La tout aussi humaine aversion pour le risque: «Attendons de voir si ça fonctionne chez d’autres…»
  • Les besoins de formation/recyclage des travailleurs qui doivent passer d’une technologie à la suivante.
  • Souvent, pour pouvoir adopter de nouvelles technologies, il faut également attendre des changements de réglementation. Et ça aussi, ça peut prendre du temps!
  • Enfin, last but not least, l’inertie des consommateurs…

1.5. Excès d’optimisme: sous-estimation du temps d’adaptation nécessaire de la société

Dans la plupart des cas, les inventeurs, les investisseurs de la première heure et d’autres acteurs ont mal évalué le temps nécessaire à l’intégration de ces inventions dans la société et, dans un excès d’enthousiasme, ont engendré des cycles de surmédiatisation qui ont fini par s’effondrer. Néanmoins, ces cycles d’expansion et de récession ont parfois permis à la société de développer les infrastructures essentielles à l’essor ultérieur de ces inventions.

En effet, la «hype» autour d’une nouvelle technologie peut s’apparenter à une exubérance irrationnelle, mais elle peut aussi se révéler positive: les cycles d’enthousiasme-désillusion ont souvent pour effet de permettre de dégager le capital indispensable à la construction des infrastructures nécessaires au développement de la nouvelle technologie et, ainsi, d’accélérer son adoption par l’ensemble de la société. Voir par exemple l’expansion des chemins de fer, du télégraphe ou des infrastructures de communication large bande.

1.6. Une fois adoptée, la nouvelle technologie se répand plus largement qu’anticipé

Quelques exemples:

  1. Parallèlement au transport de passagers, les trains à vapeur ont aussi rapidement été investis pour le transport de fret. Avec pour conséquence la possibilité pour les entreprises d’établir leurs centres de production plus loin des clients, l’économie ainsi faite étant supérieure à l’augmentation des coûts de transport.
  2. Grâce à l’industrialisation de la fabrication des automobiles, leur prix de vente a pu être fortement réduit, donnant par exemple naissance à un nouveau type (et marché!) de tourisme.
  3. L’extraordinaire démocratisation des communications large bande est un des principaux moteurs de l’essor des premiers réseaux sociaux, qui ont révolutionné les modes de communication dans le monde entier.

1.7. Chaque révolution industrielle a ses gagnants et ses perdants

Toute révolution industrielle modifie en profondeur l’organisation du travail:

  1. Avec l’industrialisation de pas mal de productions grâce à la vapeur, l’activité de beaucoup d’artisans a périclité, tandis que naissait une nouvelle catégorie de travailleurs: les ouvriers.
  2. Le moteur à combustion a entraîné la disparition des conducteurs de véhicules hippomobiles et l’apparition des conducteurs de taxis, de bus…
  3. Avec l’essor de l’informatique, ce sont les dactylos qui ont disparu, laissant la place aux employés maîtrisant l’outil informatique.

1.8. Rôle des gouvernements

Il est toujours très délicat pour les pouvoirs publics de bien accompagner une révolution industrielle. Pour bien faire, il leur faut équilibrer au mieux:

  • La motivation et la protection de leurs inventeurs grâce à l’allocation de brevets
  • Un bon dosage entre «laissez-faire» et réglementation, afin de protéger les intérêts commerciaux de leurs inventeurs et investisseurs aussi bien que les droits du reste de leur population. Un contre-exemple célèbre: les révolutionnaires français qui ont guillotiné Antoine Lavoisier, souvent considéré comme le père de la chimie moderne, au simple motif qu’il appartenait à l’aristocratie française!
  • Les politiques protectionnistes ont souvent été vantées comme favorables au tout début d’une révolution industrielle, car elles permettent aux industries naissantes de se développer à l’abri de la concurrence mondiale. Tout l’art consistant évidemment à lever ce protectionnisme au bon moment pour favoriser leur expansion internationale une fois qu’elles sont suffisamment fortes.
  • L’alimentation de l’industrie naissante grâce à des contrats publics, voir par exemple les énormes budgets consacrés à la recherche par l’administration américaine durant la guerre froide qui, outre leurs aspects purement militaires, ont permis des inventions aussi importantes qu’ARPANET (l’ancêtre de notre internet) ou le GPS, par exemple.

2. La révolution industrielle de l’intelligence artificielle

L’auteur nous démontre que les mêmes huit caractéristiques se retrouvent dans l’actuelle révolution de l’IA.

2.1. Invention clé

On situe généralement les balbutiements de l’intelligence artificielle vers la moitié du siècle dernier. Premiers concepts, premiers algorithmes, mais rapidement bloqués par les faibles puissances de calcul et volumes de stockage disponibles à l’époque.

2.2. Explosion cambrienne

Dans ce livre publié fin 2023, l’auteur constate que les systèmes d’intelligence artificielle sont déjà très répandus et probablement appelés à leur explosion cambrienne durant les 8 à 10 années suivantes. Deux ans plus tard, force est de constater qu’il avait raison, au vu des applications commerciales déjà (plus ou moins) abouties, dont entre autres:

  • premiers véhicules autonomes
  • reconnaissance de chiffres manuscrits
MNIST dataset example.png (2024, December 2). Wikimedia Commons. Copié le 18.09.2025 de https://commons.wikimedia.org/w/index.php?title=File:MNIST_dataset_example.png&oldid=964754690
MNIST dataset example.png (2024, December 2). Wikimedia Commons. Copié le 18.09.2025.
  • reconnaissance vocale
  • systèmes de recommandation
  • robotique
  • chatbots…

2.3. Jonction de plusieurs autres inventions indépendantes

Comme pour les autres révolutions industrielles, cette explosion a été favorisée par une conjonction de développements connexes:
  • La bien connue loi de Moore qui décrit la croissance exponentielle des puissances de calcul et la réduction associée de leur coût
  • Le développement des techniques de parallélisation des calculs, cruciales pour accélérer l’entraînement des modèles de Machine Learning
  • Les caractéristiques spécifiques des GPUs (processeurs graphiques), qui les rendent particulièrement performants pour l’IA
  • L’explosion des quantités de données disponibles
  • La multiplication des bibliothèques de logiciels open source et presque gratuits
  • Le développement des ordinateurs quantiques.

2.4. Diffusion sur plusieurs dizaines d’années

Pourtant, des modèles de plus en plus gigantesques ont besoin de données d’entraînement encore plus volumineuses. D’où la course actuelle à la constructions de data centers de plus en plus vastes et coûteux.
data center

La notion d’internet des choses (IoT – Internet of Things) a été conçue au début des années 1980 mais sa commercialisation n’a pu débuter que 25 ans plus tard.

Quant aux ordinateurs quantiques, eux aussi conçus vers 1980, leur commercialisation est peu probable avant 2035.

2.5. Excès d’optimisme sur la rapidité d’adoption par l’ensemble de la société

L’auteur, comme pas mal d’experts, met cependant en garde contre les promesses excessives qui ont été faites, en particulier autour de ChatGPT et autres LLMs. Non, l’intelligence artificielle générale n’est ni pour demain, ni pour 2026. Bien que des progrès considérables aient été faits ces dernières années, les modèles actuels se heurtent toujours à certaines des limitations qui ont été pointées dès la fin du siècle dernier:

  • Un système entraîné pour une tâche spécifique est peu susceptible d’être capable d’en effectuer une autre. Même si des progrès considérables ont été faits ces derniers temps sur ce point.
  • Longtemps considéré comme une sorte de disque dur où les relations entre neurones pourraient simplement être remplacées par des flux électriques, le cerveau humain est loin d’avoir livré tous ses secrets de fonctionnement: créativité, raisonnement, émotions, modalités de stockage des connaissances acquises mais aussi innées… Fin des années 1980 déjà, Morovac pointait ce paradoxe: il est relativement aisé de faire en sorte qu’un ordinateur fasse preuve de performances comparables à celles d’un être humain adulte dans des tests d’intelligence ou pour jouer aux échecs, mais il reste difficile voire impossible de lui transmettre les compétences d’un enfant d’un an dès qu’il s’agit de perception et de mobilité. La thèse de Morovac étant que ces dernières capacités seraient, d’une manière ou d’une autre, stockées dans le cerveau humain de façon innée, résultat de milliers d’années d’adaptation à la nature et de sélection des meilleures façons d’y survivre. Au contraire, la pensée abstraite serait une compétence plutôt récente dans le cerveau humain, et donc loin d’avoir encore atteint un tel niveau, ce qui expliquerait qu’elle soit moins complexe à reproduire.
  • Certains modèles d’apprentissage machine (ML) donnent des résultats supérieurs à ceux obtenus par un humain sans que personne ne comprenne comment ils fonctionnent, ce qui est quand même gênant. C’est tout l’enjeu de l’XAI ou IA explicable.
  • Dans d’autres cas, le modèle donne une réponse erronée, et il le fait en accordant une grande confiance à cette réponse. Si on lui repose plusieurs fois la même question, il pourra même donner avec le même aplomb plusieurs réponses différentes, y compris des réponses contradictoires.
  • Pour une même tâche, les systèmes IA existants ou imaginables à l’heure actuelle ont une consommation énergétique significativement supérieure à celle du cerveau. Sans parler de leurs coûts d’entraînement et de maintenance.
  • Améliorer la précision des modèles existants demande de plus en plus de données et d’énergie pour obtenir des gains de moins en moins importants. Ce qui porte de plus en plus d’experts à penser que de nouveaux modèles seront indispensables pour renouer avec de réels progrès.
Plusieurs experts pensent donc que les budgets indécents qui sont actuellement engouffrés dans la construction de data centers gigantesques pourraient s’apparenter à une bulle spéculative et s’attendent à des corrections douloureuses. Avec pour effet bénéfique (pour ceux qui ne seraient pas concernés par ces corrections, bien sûr) une réduction drastique des prix de ces infrastructures, ce qui pourrait être le coup de pouce suffisant pour enclencher la vraie révolution de l’IA… Voir par exemple:

https://www.linkedin.com/posts/stephenbklein_if-and-when-openai-collapses-the-real-ai-activity-7385075692029399040-JHPx

2.6. Influence plus large qu’attendu

L’auteur détaille les applications innombrables de l’IA déjà opérationnelles dans des domaines aussi variés que:
  • Le perfectionnement des blockchains
  • La réalité augmentée et les métavers
  • La robotique, les véhicules autonomes et l’impression 3D
  • L’édition de gènes, la structure des protéines, la mise au point de nouveaux matériaux et la médecine personnalisée
  • La prédiction, la réduction et l’adaptation au changement climatique…

2.7. Gagnants et perdants

Comme dans chacune des révolutions industrielles précédentes, des fonctions sont appelées à disparaître, d’autres à se créer. L’auteur fait partie de ceux qui affirment que le solde sera positif et appuie cette affirmation sur toute une série de chiffres que nous ne reprendrons pas ici. Les détracteurs de l’IA ont évidemment des chiffres tout aussi «certains» pour démontrer le contraire. Tout ce que nous pouvons en dire avec certitude à l’heure actuelle, c’est que les trois révolutions industrielles précédentes ont suscité les mêmes craintes, sans pour autant se finir en cataclysme.

2.8. Approches variées des différents gouvernements

L’auteur pointe les principaux enjeux suivants pour les gouvernements:
  • Le risque que quelques sociétés privées prennent le pouvoir sur la société civile et les pouvoirs politiques
  • La priorité qui devrait être donnée, en termes de régulation, aux cas d’usage (use cases) plutôt qu’aux algorithmes ou aux technologies associées
  • L’indispensable support qui devrait être apporté aux travailleurs durant la transition
  • La non moins nécessaire adaptation des programmes d’enseignement. Même si, sur ce point, nous constatons que les universités n’ont pas attendu les pouvoirs publics pour amorcer leur adaptation. Voir par exemple: https://www.linkedin.com/pulse/rayons-xai-beno%C3%AEt-vanderose-qrsde

Conclusion

Bref, loin des discours catastrophistes (voire collapsologiques), un livre qui situe l’émergence de l’intelligence artificielle dans la continuité des révolutions industrielles précédentes et invite à la patience: les développements récents sont multiples mais le chemin est encore long. Manifestement, nous sommes plutôt à mi-chemin… mais que le voyage est passionnant!