C’est entendu: ce qui fait le succès des jeux vidéos, et donc de la gamification, qui s’en inspire, c’est leur capacité à adapter instantanément leur difficulté aux résultats obtenus par le joueur. Chaque action effectuée par le joueur donne lieu, le plus instantanément possible, à un feedback, dont l’objectif est de motiver le joueur à poursuivre ses actions dans le jeu:
Le feedback fourni doit être suffisamment encourageant pour maintenir la motivation du joueur, sans être excessif, ce qui réduirait trop rapidement le sens de l’effort à fournir pour progresser dans le jeu.
Au-delà des aspects graphiques et narratifs ou de la mécanique du jeu, ce qui distingue les bons designers de jeux des mauvais, c’est leur capacité à bien équilibrer leurs jeux.
Mais la première question à se poser, c’est: quel type de feedback donner au(x) joueur(s)?
Feedback positif ou négatif?
On distingue deux types de feedback:
- Feedback positif: Le joueur qui commence par gagner remporte plus de pouvoir et gagne de plus en plus. L’exemple typique, c’est le Monopoly, où généralement l’un des joueurs prend l’avantage durant la première demi-heure, les 4 ou 5 heures suivantes n’étant qu’une longue descente aux enfers pour tous ses adversaires, l’avantage concurrentiel pris d’entrée de jeu ayant tendance à faire effet de boule de neige.
- Feedback négatif: Ce sont les joueurs qui perdent qui sont avantagés pour équilibrer la partie. Un exemple? Appelons ça le « syndrome-de-la-mère-de-famille-nombreuse », dont l’objectif est que tous les membres de la famille prennent du plaisir, et qui aura donc tendance à favoriser, d’une manière ou d’une autre, le plus jeune ou le moins débrouillard. (Bon, d’accord, il y a aussi les mères de famille nombreuse qui ne feront JAMAIS ça, parce qu’elles veulent que leurs enfants apprennent le plus tôt possible que la vie est une jungle et qu’on ne peut compter que sur soi. Mais cette discussion-là, laissons-la pour la rubrique psy des sites spécialisés 😉 )
En gamification et pour un jeu «sérieux», on privilégiera le feedback positif pour un jeu à un seul joueur, afin d’inciter celui-ci à poursuivre le jeu, et un feedback négatif pour un jeu multi-joueurs, afin de maintenir entre les joueurs une émulation qui soutient l’intérêt de tous pour le jeu.
Sur quoi baser l’équilibrage?
Qu’il s’agisse d’équilibrer les performances de différents types d’armes dans un FPS (first person shooter game), les caractéristiques de différents types de personnages dans un jeu de rôles ou tout autre type d’équilibrage, le raisonnement est toujours basé sur un savant dosage:
- d’instinct
- et de statistiques!
Dans le meilleur des cas, l’instinct est basé sur une solide expérience. Les statistiques, quant à elles, sont accessibles même sans expérience. Et bonne nouvelle, avec Google Sheets, vous pouvez même y avoir accès gratuitement!
Sta… quoi???
Les statistiques vous effraient? C’est probablement parce que vous ne les avez jamais « visualisées ». On vous explique.
Le Maître du Destin
Que ce soit dans un jeu vidéo ou dans un jeu traditionnel, les résultats que vous obtenez sont généralement la conséquence:
- de vos actions
- d’une part de hasard.
Traditionnellement, le hasard est introduit à l’aide de l’un ou l’autre (ou plusieurs) des outils suivants:
- un ou plusieurs dés à jouer
- une roue qui tourne (cfr. la fameuse « roue de la fortune »)
- des cartes.
Il est très facile de reproduire numériquement chacun de ces dispositifs. Voyons par exemple le jet de dé.
Statistiques, niveau 1
Prenons un dé à jouer à 6 faces, numérotées de 1 à 6. Lorsqu’un joueur lance ce dé, en supposant que le joueur ne triche pas, que le dé soit parfaitement équilibré, etc, le dé a autant de chances de retomber sur chacune de ses 6 faces. 1 chance sur 6 de faire 1, 1 chance sur 6 de faire 2, 1 chance sur 6 de faire 3, etc. Chaque face a une chance sur 6 de sortir, on parle d’une probabilité d’1/6.
Statistiques, niveau 2
Et si on décide de lancer ce même dé 2 fois d’affilée, quelle est la probabilité d’obtenir chaque nombre?
Déjà, impossible d’avoir 1: même si le dé tombe deux fois d’affilée sur 1, le minimum sera au moins égal à 2.
Pas envie de réfléchir? Pas grave. Faisons l’inventaire de toutes les combinaisons possibles:
Au premier jet de dé, il y a 6 résultats possibles. Pour chacune de ces 6 possibilités, au second jet de dé il y a de nouveau 6 résultats possibles, ce qui donne finalement 36 combinaisons possibles. Chacune de ces combinaisons a donc 1 chance sur 36 de se réaliser.
C’est bien, mais ce qui intéressera généralement le concepteur de jeux, c’est de savoir quelle est la probabilité que cette combinaison soit égale à 2, à 3, ou à toute autre valeur. La fonction NB.SI() de Google Sheets permet d’obtenir directement cette information, et de la visualiser:
On voit par exemple qu’il y a:
- 1 chance sur 36 d’obtenir 2 ou 12
- 6 chances sur 36 d’obtenir 7
Si on étend le raisonnement à 3 jets de dés, le nombre de combinaisons possibles devient égal à 6 * 6 * 6, soit 216. Les résultats deviennent:
Avec 3 jets de dés, il est évidemment impossible d’obtenir 2. Il n’y a qu’une chance sur 216 d’obtenir 18. Les résultats les plus probables sont 10 et 11.
Plus on augmente le nombre de jets de dés, plus on favorise un résultat global proche de la moyenne (pour ceux que ça intéresse, voir l’excellente illustration de ceci dans la vidéo de Micmaths, La puissance organisatrice du hasard). MAIS, contrairement à ce qu’on pourrait penser intuitivement, pour chaque nouveau jet de dé, chacun des 6 résultats possibles a la même probabilité de se produire. Il n’y a donc aucune raison de considérer que, après 3 apparitions du 1, celui-ci aurait « statistiquement » moins de chances d’apparaître au jet de dé suivant. Même si le 1 vient d’apparaître 3 fois, au jet de dé suivant il a toujours 1 chance sur 6 d’apparaître.
Statistiques, niveau 3
Que faire si ce n’est pas le résultat moyen que vous souhaitez favoriser dans votre mécanique de jeu?
- Pour que tous les résultats aient la même chance de se produire, il suffit de calculer un nombre au hasard dans la gamme des résultats possibles.
- Pour une répartition plus complexe des probabilités, il faut commencer à « jouer » avec les résultats possibles pour les 6 faces du dé. Si par exemple on souhaite que le zéro ait plus de chances de se produire, on peut décider que trois faces du dé correspondent à 0, 1 face à 1, 1 face à 2 et 1 face à 3.
- Comme les rôlistes, on peut aussi décider de remplacer le classique dé à 6 faces par un dé à 4 faces, ou 8, 10, 12, 20… faces. Cas particulier: deux jets de dés à 10 faces permettent d’obtenir une probabilité en pourcentages, en considérant le résultat d’un des jets pour les dizaines et le résultat de l’autre pour les unités.
Comme illustré ci-dessus, tous ces résultats peuvent très facilement être simulés, que ce soit dans Google Sheets ou dans n’importe quel autre tableur. En fait, l’imagination est votre seule limite.
Et si le hasard n’a rien à voir là-dedans?
Pour augmenter l’implication des employés dans le fonctionnement d’une entreprise, un type de gamification qui tend à se développer consiste à récolter les suggestions de ceux-ci pour améliorer leurs procédures et leur environnement de travail. Mais la simple mise à disposition d’une « boîte à suggestions » ne rencontre généralement pas beaucoup de succès. D’où l’idée d’une sorte de mise aux enchères, où chacun peut poster ses idées, mais aussi voter pour (ou contre!) les idées des autres.
A priori, pas trop besoin de statistiques très complexes pour ce type d’application: intuitivement, il semble clair que les idées remportant le plus de suffrages seront mieux classées que celles qui ont moins de succès, et le problème est réglé:
Position de l’idée = nombre de votes favorables
Oui, mais… Comment prendre en compte les votes défavorables?
On pourrait décider de soustraire tout simplement le nombre de votes défavorables du nombre de votes favorables, soit:
Position de l’idée = nombre de votes favorables – nombre de votes défavorables
En introduisant ce simple calcul dans Google Sheets, ça donnerait le classement suivant:
Les idées ayant remporté autant de votes favorables que de votes défavorables ont une position « neutre » dans le classement, constituant la diagonale du tableau ci-dessus, les idées ayant plus de votes favorables que de votes défavorables étant sous cette diagonale et les idées faisant l’objet de plus d’opposition au-dessus de celle-ci.
Mais, si on y réfléchit un peu, une idée ayant remporté deux votes favorables doit-elle apparaître, dans le classement, au même niveau qu’une autre idée ayant remporté 25 votes favorables et 23 défavorables? Ne serait-il pas plus judicieux qu’une idée suscitant plus de débat soit mieux mise en avant qu’une idée n’attirant que peu d’intérêt? C’est une fois qu’on commence à se poser ce genre de questions qu’il devient on ne peut plus utile de pouvoir « jouer » avec différentes relations et visualiser concrètement leur influence.
Par exemple, ci-dessous la visualisation des formulations suivantes:
Position de l’idée = nombre de votes favorables – ( nombre de votes défavorables / 2 )
Ou, plus complexe:
- pour réduire l’influence des premiers votes négatifs (après tout, en entreprise, qui n’a pas l’un ou l’autre collègue qui le jalouse? 😉 ), on décide de ne pas considérer les 3 premiers
- mais on augmente le poids de ceux-ci s’ils deviennent plus nombreux:
Position de l’idée = nombre de votes favorables – ( nombre de votes défavorables – 3 ) * exp [ ( nombre de votes défavorables – 3 ) / 100 ]
L’avantage de la visualisation est évident ici: on voit clairement que la courbe montrant où les nombres de votes favorables et défavorables se neutralisent s’infléchit vers le bas lorsque le nombre de votes augmente. On a donc bien l’effet recherché: le poids relatif des votes défavorables augmente plus vite lorsque ceux-ce deviennent plus nombreux.
Au-delà de l’équilibrage des influences relatives des votes positifs et négatifs, on peut prendre en compte d’autres paramètres. Par exemple, comment augmenter dans le classement la position d’une nouvelle idée postée par un membre dont une ou plusieurs idées ont déjà été largement plébiscitées par rapport à l’idée postée par un membre dont c’est la première? Vous avez deux heures, cordialement, la direction 😉
Quand il faut tricher…
Parfois, il peut s’avérer nécessaire de «tricher» un peu avec les statistiques. Imaginons on objet très convoité par le joueur, que ce soit pour sa valeur, les pouvoirs qu’il donne ou toute autre raison. Et imaginons que vous ayez dimensionné votre jeu de manière à ce que le joueur ait 25% de chances d’obtenir cet objet s’il réussit une certaine action.
La première fois que le joueur réussit cette action, le hasard fait qu’il n’obtient pas l’objet. Logique, il avait 25% de chance de l’obtenir, ce qui veut quand même dire 75% de ne pas l’obtenir, soit trois fois plus de chances de ne pas l’avoir que de l’avoir.
La deuxième fois, le joueur n’obtient toujours pas cet objet, la troisième fois non plus. Ça reste logique, puisqu’à chaque étape, il a trois fois plus de chances de ne pas l’obtenir que de l’obtenir.
La quatrième fois, le joueur ne l’obtient toujours pas. Toujours aussi logique MAIS, pour la plupart des joueurs, ceci pourrait conduire à un sentiment de frustration, voire remettre en question leur confiance dans le jeu, ce qui pourrait les conduire à l’abandonner. Or, en tant que concepteur du jeu, un joueur qui abandonne, c’est votre pire cauchemar. Un petit coup de pouce du destin, c’est-à-dire vous, le concepteur, est alors le bienvenu!
En résumé
Que ce soit pour un jeu sérieux ou une application de type gamification, un bon équilibrage fait intervenir, en proportions variables, l’instinct et les statistiques.
Le premier choix à faire est celui du feedback souhaité : généralement positif pour un jeu à un seul joueur, négatif pour une application multi-joueurs.
Comme démontré ci-dessus, faire intervenir une part de hasard a tendance à favoriser, sur les grands nombres, les résultats moyens. Mais il existe une infinité de solutions pour pondérer les probabilités de manière à obtenir les résultats souhaités. Parfois, il est même nécessaire de tricher avec les statistiques pour éviter que le joueur ne mette en doute la fiabilité de celles-ci !
Et vous, vous en êtes où? Besoin d’un coup de pouce? Contactez-nous!